Les bruits de l’abîme

Entretien

Les bruits de l’abîme

Romeo Castellucci à propos de Schwanengesang D744

Au cœur de votre proposition artistique se trouve l’ultime lied que Franz Schubert a composé quelques mois avant son décès, en 1828. Pourquoi avoir choisi Schwanengesang (Le Chant du cygne) parmi les quelque six cents qu’il a composés ?

À cause des thèmes essentiels qui sont développés dans les quatorze chants qui composent ce lied : l’abandon, la solitude, l’adieu et sans aucun doute la mort, même si elle n’est pas systématiquement évoquée. Et aussi, bien évidemment, pour la musique de Franz Schubert qui crée un univers dont la richesse m’a fortement interpellé. Un univers mystérieux, fait de nostalgie et de mélancolie, dans lequel circulent des personnages isolés dans une nature, faite d’arbres et d’oiseaux, esthétiquement très inspirante pour moi. On circule entre douceur et légèreté, drame et tragédie, avec des moments hallucinatoires qui obligent l’interprète à une formidable exigence vocale.

« Il faut absolument faire entendre que la musique de Franz Schubert est véritablement enracinée dans la poésie. C’est la force sidérante et affective de ces lieds. »

Six des quatorze poèmes mis en musique ont été écrits par un grand poète allemand, un peu oublié en France, Heinrich Heine. Pourquoi vous ont-ils particulièrement séduit ?

Ils m’ont énormément séduit comme ils ont séduit Franz Schubert avant moi, qui choisissait très attentivement les textes littéraires à partir desquels il composait. Il s’agit là d’une « littérature musicale » qui nous oblige à porter une attention toute particulière à la signification des mots. C’est la raison pour laquelle le surtitrage a une importance considérable dans ce projet, d’autant que je ne l’utilise quasiment jamais dans mon travail. Cette importance est accentuée par le fait qu’il est de grande dimension, presque surdimensionné, et fait partie intégrante de la scénographie. J’espère qu’à travers cette présence insistante des mots on puisse percevoir aussi les images qu’ils véhiculent. Il faut absolument faire entendre que la musique de Franz Schubert est véritablement enracinée dans la poésie. C’est la force sidérante et affective de ces lieds qui cachent, derrière une forme très traditionnelle, des mystères touchant à ce qui est le plus profondément enfoui dans ce qui constitue notre « humanité ».

C’est la cantatrice qui fait entendre ce voyage en interprétant ces lieds. Mais quelque chose casse le cadre traditionnel du récital…

Un glissement s’opère que le public ressent mais sans pouvoir en déterminer immédiatement la nature. Comme un effacement suite à une commotion provoquée par une sorte de débordement d’émotions. La cantatrice semble vivre douloureusement les mots qu’elle révèle au public et glisser dans une sorte d’abîme spirituel. Est-ce un jeu pour elle ou une réelle découverte de la douleur qui hante ces poèmes ? Elle partage avec le public la mélancolie de Franz Schubert, elle la vit sous les yeux des spectateurs, elle devient une actrice grâce à sa voix qui se brise.

« Elle oblige le public à se questionner sur le gouffre qui est en nous, sur tout ce que nous voulons sans cesse dissimuler. Elle le dit avec force, une force presque provocatrice, sans garde-fou, se mettant elle-même en danger. »

La cantatrice disparaît lorsque qu’apparaît une actrice qui reprend ses derniers mots avant son effacement. Pourquoi cette substitution ?

Je n’ai aucune réponse rationnelle à cette question… Les évidences apparaissent sans que l’on sache vraiment par quel processus elles ont surgi. Une des hypothèses possibles, c’est que l’actrice révèle le côté tragique de l’oeuvre de Franz Schubert. Elle dit ce que la chanteuse n’a pas pu dire mais qu’elle a violemment ressenti. Elle oblige le public à se questionner sur le gouffre qui est en nous, sur tout ce que nous voulons sans cesse dissimuler. Elle le dit avec force, une force presque provocatrice, sans garde-fou, se mettant elle-même en danger en se confrontant rageusement et directement au public, les yeux dans les yeux. Pour faire partager la douleur la plus poignante qui traverse l’être humain, il ne faut pas reculer devant les audaces verbales mais aussi visuelles, sonores ou sensorielles. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Scott Gibbons, qui accompagne très régulièrement mes projets, de composer une partition qui se nourrit de la mémoire de la musique de Franz Schubert tout en faisant entendre fortement les bruits de l’abîme dans lequel a sombré la cantatrice, accompagnant la voix percutante de l’actrice s’adressant au public.

« Faire du théâtre nécessite de "tuer le théâtre", de briser les conventions. Il faut affirmer haut et fort que "l’illustration" n’est pas le but ultime du théâtre. »

Cet engagement total est-il nécessaire dans votre conception du théâtre ?

J’ai déjà formulé cette sorte de « mise en accusation » du public dans certains de mes spectacles. Aller le plus loin possible dans ce qui peut apparaître comme « l’irreprésentable » me semble indispensable. Je partage cette idée que faire du théâtre nécessite de « tuer le théâtre », de briser les conventions. Il faut affirmer haut et fort que « l’illustration » n’est pas le but ultime du théâtre. Il y a, dans la représentation théâtrale, une forme de voyeurisme du public, en particulier quand il s’agit de représenter la tragédie. Regarder une tragédie, c’est souvent être face à « l’obscène », celui des héros tragiques qui nous tendent un miroir pour regarder notre propre obscénité. Walter Benjamin pensait que la fameuse catharsis, dont on sait qu’elle est consubstantielle au théâtre, était un « rire libérateur », comme une décharge électrique qui évacue la tension et le stress qui naissent face à la contemplation de la « saleté » ou de la morbidité à laquelle le public est convié dans la représentation. À travers la quasi-totalité de mes propositions artistiques au gré des années, il y a toujours ce fil rouge de « l’irreprésentable », et il me semble que le rapport morbide entre public et interprètes est caractéristique de cet « irreprésentable ». Il s’agit de regarder en face ce qui est généralement « interdit ». C’est un combat qui prend en compte la possibilité de se tromper, qui n’affirme rien mais qui questionne toujours et sans relâche. 

Propos recueillis par Jean-François Perrier en juin 2024.